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D'après un texte paru dans le magazine
touristique britannique
"France" hiver 97
 
Qui se souvient du boucanier
de la TSF, dont les ondes
traversaient le
"Channel" ?
par Les Woodland

Qu'est-il arrivé au Capitaine Plugge ? Personne dans le Kent ne se souvient plus de lui. Il était pourtant député de la région dans les années 20.

Même la section locale du parti conservateur de Chatham n'a même pas daigné répondre à ma lettre d'enquête à son sujet. Et pourtant, je parierais qu'il y a quelque part en Normandie, dans la ville de Fécamp, une ou deux personnes qui s'en rappellent encore.
(NB : pas sûr!) Le terme de boucanier ne pouvait pas mieux convenir. Le Capitaine Leonard Frank Plugge a mis la BBC à genoux. Plugge accroc de la TSF, voyageait dans une limousine équipée du tout premier autoradio de l'époque en Grande-Bretagne. Le haut parleur en forme d'abat-jour était suspendu dans l'habitacle, en guise de plafonnier. Des compartiments en acier, soudés au chassis, supportaient des lampes toutes rougeoyantes. Lorsqu'en 1927, Plugge fit découvrir son matériel aux Londoniens dans Oxford Street, les magistrats de Bow Street le condamnèrent à Une £ivre d'amende pour obstruction et entrave à la circulation. Plugge était aussi l'un des premiers hommes impliqués dans la radio commerciale. Comme il ne pouvait exercer ce métier en Angleterre - seule la BBC était autorisée - il décide en 1925, de louer l'émetteur de la Tour Eiffel. L'émission n'obtint pas un grand succès car seulement trois personnes écrivirent pour dire qu'elles avaient entendu le programme. Ceci néanmoins donna quelques idées à Plugge. Cinq années plus tard, il loua une tranche d'une demi-heure, le dimanche soir sur Radio Toulouse et cette fois, 1 500 lettres arrivèrent peu après. Ses ambitions grossirent.

Un jour, se rendant à Deauville en vacances, il s'arrête à Fécamp, au Café des Colonnes, Place Thiers. Devant un verre, il discute avec le patron, un certain Monsieur Savoie. Ils parlent de la liqueur Bénédictine fabriquée dans la cité et de la façon dont les pêcheurs approvisionnent la nation en morue salée. Puis ils en viennent à parler de la radio locale et de propositions d'extension. L'intérêt de Plugge pour Deauville commence à décroître quand Monsieur Savoie lui parle du jeune directeur de la distillerie, Fernand Le Grand qui possède un émetteur derrière son piano dans un salon et que celui-ci diffuse chaque soir vers les communes environnantes. Le cerveau de Plugge ne fait qu'un tour. Il apporte à Le Grand un bien meilleur équipement en lui proposant en contrepartie, d'émettre des programmes en anglais. Le nouveau matériel est installé dans une grange à foin, hissé par une échelle. L'un des phonographes tombe pendant l'installation, ce qui endommage sérieusement son bras de lecture. Le panneau de contrôle (peut-on dire la table de mixage ?) perd quant à lui, quelques boutons de commande. L'endroit est chaud et sans air, la porte est fermée et les murs sont recouverts de tentures pour éliminer le bruit de la circulation à l'extérieur. "Le lieu le plus épouvantable qui soit" dit Bob Danvers-Walker, arrivé d'Australie juste après les débuts de la station. Un ancien aumônier militaire Max Staniforth fraîchement embauché à la suite d'une offre d'emploi parue dans le Daily Mail, tient l'antenne dès minuit, quand les Français ont terminé leurs propres programmes : "C'est une surprise pour moi", confesse Staniford, "Quelle audience nous avons la nuit! Il n'y a pas que les invalides dans les hôpitaux qui écoutent, il y a des soldats, des marins, du personnel navigant aérien, des veilleurs de nuit et toutes sortes de gens." Mais, tout le monde n'est pas autant enthousiaste. La BBC condamne Plugge et son attitude scandaleuse. Et voici une lettre de plaintes : "Dimanche dernier, j'étais en train d'ajuster mon récepteur sur la station de Daventry (BBC) pour suivre le beau concert de Bach, lorsque par inadvertance, mon indicateur est allé trop loin et j'ai été choqué d'entendre de la musique de danse syncopée (du jazz ?), Ne pourrait-on pas le dimanche, rendre plus difficile la réception de cette musique profane diffusée par les postes étrangers qui causent des interférences ?... " L'intégrité du dimanche britannique était cruciale à la BBC. Tout au long de la journée, le programme se poursuivait comme si le roi était mort. C'était très sombre. Les Britanniques en avaient assez et voulaient s'amuser. Radio Normandy avait compris le besoin et était présente 18 heures par jour. La puissance passa de 10 à 20 kW. Les Français avaient perdu leur station locale mais celle-ci était si puissante dans une langue qu'ils ne comprenaient pas, qu'elle noyait les autres stations sur des kilomètres à la ronde. L’écoute d'aussi loin que la frontière écossaise n'était jamais un problème et était même possible jusqu'en Islande parfois. Vous pouviez l'entendre en Nouvelle Zélande lorsque le temps le permettait. "Nous avons inventé des choses qui n'avaient jamais existé auparavant" dit Staniforth, nous avons créé l'IBC,

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l'International Broadcasting Company, les music-halls et les choses comme ça. Je dirais : maintenant nous allons partir dans l'autre studio, écouter le programme de music-hall..." Les techniciens sortaient pour enregistrer de vrais music-halls. Une fois, ils ont diffusé une bande du Crazy Gang de Blackpool plusieurs jours après que le lieu du spectacle eût été détruit par un incendie ! Sir Thomas Beecham a dirigé le London Symphony Orchestra pour les "Pilules Beecham". D'autres firmes ont parrainé les grands noms du jour : Tommy Trinder, Arthur Askey, Les Deux Leslies, Tessie O'Shea... Plugge a construit un nouveau studio en bas de la côte à Caudebec-en-Caux (en 1938). Bob Danvers-Walker s'est joint à nous, comme l'a fait également Roy Plomley, l'homme qui a inventé le label "Desert Island Discs". L'administration postale a refusé à Plugge la fourniture de lignes téléphoniques spécialisées pour envoyer ses programmes de Londres en France, ce qui obligeait de passer en fraude des disques 78 tours/min enregistrés (les enregistrements sur cire étaient trop courts et imparfaits et l'enregistrement sur bande magnétique n'existait pas encore). La crainte était que les Douanes se mettent du côté de la BBC et confisquent les enregistrements.

Mais Plugge était aussi obstiné que son nom le suggérait. Il a acheté des caméras de cinéma sonores Western Electric et a utilisé uniquement la piste sonore des films pour enregistrer les orchestres. La qualité a dupé beaucoup de monde et finalement, la BBC a admis, à sa grande déception, qu'elle était dépassée. La musique, à peine outrageante, même pour les standards des années 30, était bien là et ce qui est le plus important, elle était surtout présente le dimanche. Les chiffres d'écoute de la BBC étaient largement dépassés le week-end. Se sachant battu, Lord Reith le gouverneur, fondateur de la BBC démissionna.

Plugge, pendant ce temps, voyait toujours plus grand. Ses idées l'ont rendu riche, et l'IBC, depuis son petit bureau de dactylo, s'est développée. Avec près de 180 employés, ses bureaux de Londres sur cinq étages font maintenant partie de l'immeuble de la BBC. L'unité de production de l'IBC a fabriqué 5 000 programmes entre 1935 et 1939. Est-ce que Plugge a été impliqué dans la nouvelle Radio Luxembourg après guerre? Et qui sait, ce qui aurait pu se passer si la guerre n'avait pas eu lieu ?

Roy Plomley est resté en Normandie jusqu'à ce que les troupes allemandes entrent en ville. Il s'est échappé par la plage. La Royal Air Force a bombardé les émetteurs... et la station de radio née à la suite d'une conversation au Café des Colonnes, s'est définitivement tue.


L'IBC existe encore. Elle réalise des annonces publicitaires pour les radios commerciales. Ses studios à Londres ont accueilli Jimi Hendrix lors de l'enregistrement de son tout premier album. Plugge est devenu député de la région de Chatham. Son slogan était à cette occasion "Plugge in for Chatham" [to plug in = brancher]. Mais quand son nom est apparu sur BBC Radio Kent à l'occasion d'un reportage documentaire sur le personnage, personne ici n'avait entendu parler de lui parmi les auditeurs, excepté un homme possédant quelques souvenirs. La maison luxueuse de Plugge dans Lowndes Square a servi de lieu de tournage pour "Performance", un film noir où apparaît Mick Jagger... L'immeuble de Radio Normandy à Fécamp est aujourd'hui une maison privée où les visiteurs ne sont pas admis.

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(NB : en fait deux maisons, l'une à l'angle des rues Georges Cuvier et Boulogne - les studios - et le chalet en haut de la côte, Sente de la Fromagerie qui abritait l'émetteur. Ces habitations existent toujours).


Le Capitaine Plugge est mort probablement, mais mes recherches à travers le "Who was who" (la version nécrologique du "Who's who") n'ont rien révélé sur le Britannique qui a dominé les ondes.

Peut-être, y a-t-il quelque part un vieil homme qui rabâche à son arrière, arrière petit-fils, qu'un jour, il a "délogé" le fondateur de la BBC.

(NB : Le Capitaine Plugge est décédé en Californie où il s’était retiré, en 1981)

Les Woodland (traduit du magazine britannique “FRANCE” hiver 1997)